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Deux semaines plus tard, le 21 juin 1941, Hitler jeta toutes ses forces à la conquête de la Russie.
Kersten s’attendait à ce coup de dés suprême. Quelques propos de Himmler et surtout sa hâte furieuse pour porter à un million l’armée des Waffen S.S. avaient suffisamment informé le docteur. Des préparatifs d’une pareille envergure annonçaient une nouvelle guerre, et immense.
Dans la journée même du 21 juin, le train spécial de Himmler se mit en route vers les marches de l’Est. Sur l’exigence formelle du Reichsführer, Kersten s’y trouvait. Il partit avec le sentiment d’être un prisonnier. La Finlande avait également pris les armes contre la Russie. Elle s’associait à une mauvaise cause et que le docteur jugeait à l’avance perdue. Son pays cessait d’être neutre, pour devenir l’allié, le partenaire du IIIe Reich. Kersten voyait sa liberté se rétrécir encore.
L’endroit choisi pour le Quartier Général mobile de Himmler était, en Prusse-Orientale, un grand bois en partie défriché et sillonné de voies ferrées. Le train du Reichsführer se gara sur l’une d’elles et le travail habituel de son état-major commença : espionnage policier, arrestations, établissement de camps de concentration, supplices, exécutions sommaires.
Autour du train spécial, des baraquements nombreux s’élevaient pour les services et les troupes de garde. L’un d’eux abritait même une salle de cinéma qui pouvait recevoir cinq cents spectateurs. À l’écart, une demi-douzaine de grands abris bétonnés étaient dissimulés sous les arbres.
Himmler se rendait chaque nuit auprès de Hitler dont le Grand Quartier se trouvait, comme toujours, à faible distance, et revenait très tard. À son réveil, Kersten le soignait. Le reste de la journée, le docteur n’avait rien à faire.
Les repas lui étaient pénibles. Il les prenait dans le wagon-restaurant qui servait de mess à l’état-major de Himmler. Les premiers succès remportés sur les Russes enivraient les officiers nazis. Ils étaient tous persuadés que leur victoire serait absolue et foudroyante. Ils voyaient déjà le Grand Reich s’étendre jusqu’aux monts Oural. Et déjà – ne faisant que répéter les assurances de Himmler qui les tenait lui-même de Hitler – ils se distribuaient les dépouilles de l’immense pays réduit en esclavage.
— Chaque soldat allemand, affirmaient-ils, aura en Russie son domaine. Ce sera le paradis germanique.
— Je veux une usine, disait l’un.
— Je choisirai un château, criait l’autre.
Pour échapper à ces propos et tromper son ennui, Kersten avait recours à de menues occupations quotidiennes. Tandis que le sort du monde se jouait dans les batailles gigantesques d’un front qui allait de la mer Blanche à la mer Noire, Kersten cherchait des champignons dans le bois, les faisait sécher dans un four à pain pour les envoyer à Hartzwalde, cueillait des fraises sauvages, se promenait beaucoup, mettait en forme dans son journal les notes de plus en plus nombreuses qu’il prenait rapidement.
Le soir, il allait au cinéma, où l’on montrait chaque fois un nouveau film. Outre ceux qui, faits en Allemagne, étaient de consommation courante, on voyait sur l’écran des films anglais, américains ou russes, pris par les nazi ». Ces projections étaient réservées à Himmler et à ses officiers principaux. Kersten avait le droit d’y assister. Mais les sièges du cinéma de campagne étaient très primitifs, très étroits, et la corpulence massive de Kersten en souffrait. Il s’en plaignit à Himmler. Le Reichsführer fit installer alors, pour l’usage exclusif du gros docteur, un fauteuil de cuir ample, confortable, bien adopté à sa nature.
De temps en temps intervenait une autre distraction nocturne : le grondement des avions russes au-dessus du bois où se camouflait le Q.G. de Himmler. Le Reichsführer, alors, même si l’alerte durait seulement quelques minutes, se précipitait en courant vers son abri et sa longue chemise de nuit en flanelle blanche battait contre ses mollets maigres.
Ce fut dans ces besognes et ces divertissements que Kersten eut à passer deux mois. Ils lui semblèrent interminables. Mais Himmler, à qui la rapide avance allemande donnait chaque jour plus de travail dans le domaine de la surveillance et de la répression, souffrait trop pour le laisser partir.
Enfin, vers la mi-octobre, Himmler se sentit mieux. Kersten put regagner Berlin.